Au croisement de l’Atlantique nord et de la Méditerranée, entre Terre-Neuve, Normandie et Languedoc, une route commerciale singulière a façonné dès le 19e siècle les relations entre Fécamp et Sète. Cette route du sel assez peu connue, raconte l’histoire d’un itinéraire maritime nourri par la pêche à la morue, l’abondance du sel languedocien, et l’ambition d’armateurs qui ont relié la Normandie aux rives du Golfe du Lion en passant par Terre-Neuve et le détroit de Gibraltar.

Fécamp, point de départ des Terre-Neuvas
Fécamp, port normand établi dans la Seine-Maritime, s’est imposé dès le XVIIIe siècle comme un haut lieu de la grande pêche à la morue. Les « Terre-Neuvas », marins aguerris, embarquaient pour de longues campagnes sur les bancs de Terre-Neuve, au large du Canada, où abondaient les cabillauds. Ces campagnes de pêche exigeaient une organisation logistique rigoureuse, tant pour l’approvisionnement en vivres que pour la conservation du poisson. C’est dans ce contexte qu’au milieu du 19e siècle, trois armements sétois s’intéressent à la ville normande comme base stratégique pour la grande pêche.
Ces armateurs, Bailles et Fils, l’association Nègre-Cousin-Michel, et la famille Comolet, n’étaient pas originaires de Normandie. Installés à Sète, ils font le pari d’implanter à Fécamp des bateaux à leur nom, armés pour la pêche à Terre-Neuve. Leurs navires, souvent des bricks ou des trois-mâts baptisés Victoria, Christophe Colomb, Avenir ou encore Montpeyroux, prennent chaque année la mer pour plusieurs mois. En 1855, ces trois armements représentent à eux seuls un quart de la flotte fécampoise, témoignant de l’ampleur de leur engagement dans cette activité.
Terre-Neuve et les escales de la morue à Sète
La campagne de pêche s’étendait d’avril à septembre. Une fois la morue capturée au large des côtes canadiennes, elle était immédiatement salée à bord, mais ne pouvait être complètement transformée faute d’espace ou de conditions adaptées. Une partie de la marchandise était donc transportée en tonneaux pour être traitée à terre.
Plutôt que de faire route directement vers la Normandie, les navires des armateurs sétois suivaient un itinéraire sud : ils franchissaient le détroit de Gibraltar, longeaient les côtes espagnoles, puis accostaient à Sète, port méridional fondé en 1666 par décision royale pour doter le Languedoc d’un débouché maritime.
Sète disposait de deux atouts majeurs : un port en eau profonde adapté aux navires hauturiers et une abondance de sel produit dans les salins environnants, notamment à Frontignan, Aigues-Mortes ou encore Villeneuve-lès-Maguelone. Ce sel était indispensable pour la conservation de la morue. À Sète, la marchandise y était déchargée, triée, resalée, parfois séchée, puis conditionnée dans des séchoirs pour être transformée en produit de consommation, comme la brandade.

Du sel au vin : un circuit commercial triangulaire
Une fois la morue traitée, les navires ne rentraient pas à vide à Fécamp. Ils profitaient de leur passage à Sète pour charger du sel, destiné à être utilisé sur les bancs de Terre-Neuve l’année suivante, mais aussi pour approvisionner le marché normand. Ce commerce triangulaire, morue depuis l’Atlantique nord, traitement à Sète, retour de sel vers le nord de la France, structurait un véritable cycle logistique.
Parfois, ces retours comprenaient aussi du vin produit dans le Languedoc, embarqué en fûts et vendu dans les ports de Normandie, voire au-delà. La route du sel devenait ainsi une voie commerciale complémentaire aux circuits traditionnels de la Méditerranée, reliant deux mondes géographiques éloignés mais rendus interdépendants par la pêche et les échanges.
Le début du déclin : crise halieutique et concurrence ferroviaire
Ce commerce maritime connut son apogée entre 1840 et 1860. Mais plusieurs facteurs convergents vinrent fragiliser son équilibre. La première alerte survint au début des années 1860 avec une raréfaction progressive des stocks de cabillaud sur les bancs de Terre-Neuve. Les campagnes devinrent moins rentables, plus longues, et donc plus coûteuses.
Les événements géopolitiques d’Europe vinrent également freiner les échanges. La guerre franco-prussienne de 1870 perturba durablement les activités maritimes. Si les armateurs sétois tentèrent de relancer la route du sel, la conjoncture n’était plus favorable et l’expansion rapide du chemin de fer au sein du réseau français transforma profondément les circuits commerciaux. Dès les années 1870, le rail relie efficacement Bordeaux aux régions voisines, offrant une alternative compétitive aux échanges côtiers et renforçant l’attractivité du port girondin.
Les séchoirs à morue de Sète, déjà fragilisés, furent confrontés à une concurrence accrue des installations bordelaises, mieux connectées aux marchés de consommation. En quelques années, l’activité déclina irrémédiablement. Le dernier navire sétois depuis Fécamp fut désarmé en 1890, marquant la fin d’un chapitre commercial entre Manche, Atlantique et Méditerranée.

Une route oubliée, témoin d’une mondialisation précoce
Aujourd’hui, il reste peu de traces visibles de cette route du sel. Ni à Fécamp, tournée vers d’autres horizons depuis la fermeture de la dernière usine à morue en 1995, ni à Sète, où les salins se sont peu à peu retirés du paysage urbain. Pourtant, ce commerce témoigne d’une forme précoce de mondialisation où la pêche, le sel et le vin s’inscrivaient dans un circuit de longue distance, animé par des logiques économiques déjà interrégionales et internationales.
Cette route illustre aussi la mobilité des savoir-faire maritimes et les flux des capitaux au sein du territoire français métropolitain et outre-mer. Des armateurs du Languedoc ont su s’implanter sur les côtes de Normandie pour tirer parti d’une ressource en poisson sur les côtes d’Amérique du nord, l’exploiter via un port du sud de France et la redistribuer ensuite à grande échelle dans les grandes villes. La complémentarité entre les bassins salifères de la Méditerranée et les bancs de pêche de l’Atlantique nord a permis cette synergie économique, avant que les mutations industrielles et les nouveaux moyens de transport ne rendent obsolète ce modèle.
La route du sel entre Fécamp et Sète en passant par Terre-Neuve, constitue ainsi un épisode singulier de l’histoire économique maritime française, un itinéraire de transition entre traditions locales et flux mondialisés, dans une époque où la mer et les grands voiliers structurait encore les échanges bien plus que la voie ferrée.
Fécamp et Sète sur une carte
Et pour localiser les villes de Fécamp et Sète, voici la carte de localisation pour un aperçu du voyage en France :
Voyage en lien
- Fécamp, Terre-Neuve, Cette, Pascal Servain, p81
- La brandade de morue est aussi sétoise, ICI
- La pêche à la morue depuis Fécamp, enquête de 1850
- Terre-neuvas, les pécheurs de Terre-Neuve, Wikipédia
- La Morue Normande, de la conserverie au musée, Florence Levert
- La morue, un poisson à l’échelle du monde, BNF
- Bordeaux, marché national de la morue, BAM